L’image nous rend humain

 

Les 10e Rencontres Passeurs d’images organisées en décembre 2012 ont donné l’occasion de réfléchir aux enjeux de l’éducation aux images. Jean-Gabriel Périot est réalisateur, vidéaste expérimental, scénariste et monteur. Il développe un discours décapant et nécessaire sur les images. La projection de son court métrage Eût-elle été criminelle… (2006) a permis d’engager les débats autour du « Rapport aux images » lors d’une table ronde animée par Carole Desbarats.

 

Un cinéaste doit-il penser aux publics auxquels il serait censé s’adresser quand il conçoit et réalise un film ? Je ne le crois pas, en tout cas, personnellement, je ne m’en préoccupe pas. Lorsque j’élabore mes projets, je ne cherche jamais à me mettre « à la place » du spectateur.  En revanche, une fois le film terminé, effectuer un travail d’accompagnement et aller à la rencontre des publics pour le présenter permettent de prendre du recul par rapport à sa pratique de réalisateur et incitent à envisager son propre travail d’une tout autre manière. Par exemple, quand l’occasion se présente et que j’ai la possibilité de me déplacer, je n’hésite jamais à présenter Eût-elle été criminelle… à des publics scolaires.

Les débats d’après projection font toujours émerger les mêmes types de remarques ou de questions. À rebours des idées reçues, je constate que les jeunes savent très rapidement faire la part des choses entre ce qui est de l’ordre du montage et ce qui passe par le langage et l’explication. Ils repèrent les recadrages, la mise en scène, l’enchaînement des plans, la manière dont tout cela fonctionne, bien plus vite que la plupart des adultes. Les publics de salle de cinéma ou de festivals sont souvent en quête d’explications, d’interprétations, de discours. Ils ont besoin de « mots » pour comprendre ou au moins de « mots » qui confirment ce qu’ils ont compris du film. Alors que ces jeunes acceptent pour la plupart d’entre eux que l’outil de narration puisse être le montage. À l’inverse, je pense justement que si les jeunes sont souvent si touchés, enthousiasmés lorsqu’ils découvrent Eût-elle été criminelle…, c’est parce que ce film ne donne pas d’explication à l’histoire montrée.

Dans ce film il n’y a pas d’explication professorale, de volonté de faire comprendre, d’interprétation donné par un narrateur omniscient. J’éprouve de plus une forte  réticence envers cette idée du « devoir de mémoire » et je refuse de figer l’interprétation d’un film dans une direction donnée. Je m’intéresse aux question et non aux réponses, ainsi mes films restent toujours très interrogatifs, ouverts. Dans Eût-elle été criminelle…, il n’y a aucune  clé historique permettant de comprendre ce qui se passe ou le contexte dans lequel s’inscrit cette histoire, il est difficile de savoir qui sont ces femmes que l’on voit à l’écran. L’absence de voix-off et d’explications didactiques permet aux publics de davantage s’emparer du sujet et du film, d’effectuer un véritable travail interprétatif qui va bien au-delà de la simple leçon d’histoire. Il est ainsi possible de travailler avec les jeunes sur le sens des images, sur leur pouvoir, et finalement de travailler l’histoire par le sensible, le poétique et non uniquement par le savoir professoral, de leur faire comprendre que le « passé » n’est pas séparé du présent, que ceux-ci se répondent. Paradoxalement, un tel film qui se refuse comme film pédagogique est un outil de transmission dont les jeunes s’emparent avec facilité.

 

Ne pas être dupe

En tant que réalisateur, se confronter aux publics nous apprend aussi à rester modeste. Un tel film ne change absolument rien, même chez des jeunes. Ils vont découvrir quelques images, certains seront bouleversés, d’autres énervés, mais en dernière instance ils camperont sur leurs positions.

Contre toute attente, en tout cas contre mes propres attentes, certains jeunes estiment que ces femmes « méritent » ce qui leur arrive, qu’une femme ne peut pas « coucher » avec l’ennemi, qu’elles n’ont été « que » tondue, ou encore que c’est « normal » de se venger après une telle guerre… Ce type de parole ne s’exprime généralement pas en classe, mais ce sont des jugements latents qu’on retrouve régulièrement. Ce n’est ni une question d’âge (collèges et lycées), ni une question de milieu social (quartiers chics ou banlieues). Mon statut de réalisateur et d’intervenant extérieur me permet d’aborder ces questions frontalement avec eux – ce que ne peut pas, ou ne veut pas, forcément faire un enseignant qui devra constamment « encadrer » leur parole, fixer des limites. La principale vertu – peut-être même la seule – d’un tel film est de faire surgir ouvertement ces questionnements et révéler les formes de misogynie ou de mépris qui se perpétuent de génération en génération.

Confronter les publics à des images et des discours violents ne change rien. S’ils pensent que ces femmes méritent ce qu’on leur fait subir, ils en resteront là – malgré ce que dit le film qu’ils viennent de voir, malgré les débats et les questions qui auront émergé à ce moment-là.
Ce que peut seulement un film comme celui-ci est d’ouvrir le débat et de permettre l’expression des opinions. Je préfère qu’un jeune exprime sa misogynie et que je puisse contre argumenter, ou lui exprimer en retour mon désaccord, plutôt qu’il reparte chez lui en silence et que je reparte de mon côté avec la bonne conscience de celui qui n’exprime que ses propres opinions.

Il m’est arrivé de présenter Eût-elle été criminelle… à des jeunes incarcérés en maison d’arrêt ou à des jeunes sous contrôles de la justice, souvent condamnés pour des actes violents. Les débats autour du film ont toujours été assez déroutants pour moi car pour eux, il n’y a tout simplement pas de débat possible. Ils considèrent simplement qu’il ne faut pas faire « ça » aux « femmes ». Quand on connaît le passif de ces jeunes, leurs réactions peuvent de prime abord surprendre. Ce qu’ils disent dans ces débats d’après projections, m’a apprit qu’ils avaient des idées très arrêtées et très morales sur ce qu’est la justice. Contrairement aux jeunes en parcours scolaire habituel que ce film interroge profondément sur ces questions, les gamins en prison ont un sens de la justice qui est très affirmé. Pour eux, d’une certaine manière, et ce malgré leurs propres agissements qui les ont conduit où ils sont, il y a des règles sociales et morales que l’on ne peut pas transgresser.

 

Combattre nos peurs

Les peurs qui régissent nos vies, et notamment notre rapport aux images, indiquent que nous vivons dans une période très réactionnaire.

Je devais intervenir pendant une année scolaire dans un lycée avec une classe de jeunes lycéens qui, sans être handicapés, avaient tous des problèmes physiques ne leur permettant pas de suivre une classe « normale ». Sur mon site internet, on trouve tous mes films et certains incluent quelques images pornographiques. On m’a demandé de les retirer de mon site parce que la directrice de l’établissement avait peur que des parents d’élèves puissent, peut-être, tomber dessus, être, peut-être, choqués et avoir, peut-être, peur que je fasse le même type de film avec leurs enfants. Avoir peur des images à ce point ne peut qu’encourager des formes de censure délétères et brider tout discours critique. J’ai préféré décliner l’offre. Plutôt que mettre un voile sur les images qui gênent ou posent question, il est indispensable de regarder les films, de réfléchir au sens, de se confronter aux résistances pour savoir les dépasser.

Ces questionnements autour de la peur et des images posent la question de la violence, de la manipulation, du faux. Très souvent, les images sont envisagées de manière assez négative. On me demande parfois d’intervenir sur « le faux et le vrai », sur la « manipulation » de l’image et ou par l’image. A chaque fois je ne peux pas ne pas penser au sous-entendu de ces questions : si les images peuvent être « fausses », il y aurait quelque part des images « vraies », si des images « manipulent », il y aurait donc des images « objectives ». Mais où ?

Avant de parler du « faux », j’aimerais bien savoir, comprendre, ce que serait le « vrai » dans une image. Le postulat de départ de bien des actions entreprises autour « des images » en milieu scolaire consiste à expliquer aux jeunes qu’ils sont manipulés par la télévision ou les jeux vidéo. Mais n’est-on pas « manipulé » par toutes les images ? Dans chaque image, il y a un discours, une mise en scène, une manière de cadrer et de montrer le monde. Aucune image n’est neutre ni « objective ». Quand j’entends ou lis de telles affirmations autour de ces questions je me demande toujours à quoi se réfèrent ceux qui les expriment ?

La plupart du temps, la question est mal posée. Les personnes qui m’invitent pour présenter mes films et en débattre projettent sur les jeunes leurs propres incompréhensions et doutes. Quand je rencontre ces jeunes, je m’aperçois rapidement qu’ils « savent », qu’ils ne sont pas dupes par rapport aux images qu’ils voient et à leur construction. Il y a évidemment beaucoup de questions à se poser avec eux, mais les jeunes sont moins naïfs que les questions qu’on leur pose ou les peurs que leurs tuteurs projettent sur eux.

On met en place des dispositifs et des actions d’éducation à l’image avec cette idée qu’il serait nécessaire de « comprendre » les images, que des outils seraient indispensables pour arriver à en maîtriser le sens… Je pense au contraire que les images ne posent aucun problème de lecture.

Avec le langage, l’image est un outil qui a su nous rendre humain. Les premières traces d’images pariétales sont incroyables. Elles ont permis à l’homme de comprendre le monde, de l’apprivoiser. Que ce soit avec une tablette ou dans une caverne, nous sommes toujours dans ce même rapport magique à l’image. Elle nous appartient en propre, n’est pas extérieure à nous, et même nous permet de comprendre le monde.  Mais, paradoxalement, ce que révèle l’image ne sera jamais totalement traduisible en mot. Cette part de l’image qui se dérobe et nous échappe, c’est surtout cela qui nous fait peur. Et alors, nous adultes, parce que cette impossibilité d’exprimer en mots ce que sont les images nous les rends « incompréhensibles », mais aussi parfois « effrayantes », nous pouvons projeter sur les plus jeunes nos propres peurs. C’est en pensant les images comme poétique, comme non réductible aux simples mots, que l’on peut donner à « voir » celles-ci et en faire le support d’un savoir à partager ou le support d’un questionnement nécessaire sur la manière dont elles nous modèlent.

 

Jean-Gabriel Périot
Propos retranscrits par Thomas Stoll
Débat « Rapport aux images », Rencontres Passeurs d’images à Paris, 14 décembre 2012